Au Canada, les géants du web américains retirent les actualités de leurs plateformes

Depuis mon enfance, nous avons collectivement cédé le pouvoir de recherche et de navigation efficace de l’internet aux géants du web américains. Je crains que le résultat du C-18 mènera à une explosion de désinformation et renforcera le déclin du journalisme au Canada.

Au Canada, les géants du web américains retirent les actualités de leurs plateformes
Bugs Bunny (les géants du web américains) et Yosemite Sam (le gouvernement fédéral canadien) s'affrontent...

Si tu habites le Canada et que tu as visité Facebook depuis quelques mois, tu as peut-être remarqué la disparition des nouvelles sur ton fil. Plus bizarre encore, si tu essaies de publier un lien vers un article (et même certains blogs) — qu’il soit écrit au Canada, aux États-Unis, ou en France — voici le résultat:

Un pop up qui lit: « Impossible de partager cette publication. En vertu de la législation gouvernementale canadienne, le contenu de nouvelles ne peut pas être partagé. » J'ai essayé de partager un article de Médiapart, un journal français. Je suis actuellement à Montréal.

J'ai vraiment grogné la première fois que j’ai reçu cette alerte. À quoi bon Facebook si tu peux pas énerver tout ton monde en partageant des articles inflammatoires? (Mais non, t’inquiète, je rigole.) J’avais entendu l’année passée — ironiquement grâce au compte TikTok extrêmement informatif de Roxane Nadeau — que le gouvernement canadien cherchait à imiter l’Australie, qui a voulu forcer Facebook et Google à respecter un « code de conduite » concernant les médias traditionnels. Facebook avait réagi de manière super prévisible, en bloquant les médias traditionnels de leur plateforme en 2021 pendant une période très mouvementée (souligné par moi) :

Le blocage des liens vers des contenus d’actualité pour les internautes australiens aura finalement duré cinq jours. Après des discussions entre Facebook et le gouvernement, un accord est intervenu et le réseau social a fait marche arrière. Facebook a même admis publiquement qu’il était allé trop loin en bloquant l’accès au contenu d’actualité. Sa réputation a été entachée, mais le géant américain peut se targuer d’avoir forcé le gouvernement australien à s’asseoir à la table de négociations et à faire quelques concessions. (Source: Radio-Canada)

Ici, notre gouvernement fédéral est habituellement si mou devant les Américains que l’adoption du projet de loi C-18 (qui entre en vigueur ce novembre) m’a quand même surpris. Au lieu de cinq jours, l’impasse au Canada perdure depuis des mois. Au cours de l’été 2023, Facebook et Instagram ont retiré de façon préventive la présence des médias traditionnels sur leurs plateformes. Plus sérieusement, Google annonce qu’il retirera les actualités de son moteur de recherche le 19 décembre 2023. Ce n’est pas clair, au moins de mon point de vue, comment seront affectés YouTube ou même les services comme Gmail, sous la gestion d’Alphabet, maison-mère de Google.

Bien que bon nombre de jeunes gens reçoivent des réseaux Meta leurs informations d’actualité, j’ai l’impression que la réaction de Google sera beaucoup plus perturbatrice et nocive à l'internaute moyen au Canada. Imaginons une situation: tu entends d’un ami que la Russie vient juste d’attaquer de nouveau la population civile en Ukraine. Tu tapes « Ukraine Russie guerre nouvelles » + la date d’aujourd’hui dans Google. Et à la place de recevoir quoi que ce soit de pertinent, Google te lance un avertissement qu’en vertu de la législation canadienne, le contenu d’actualité ne sera pas partagé. Médias traditionnels, blogs, Substacks, et comptes sur les réseaux sociaux sont affectés. J'imagine que Google va suivre l'exemple de Meta, comme avec le compte du Devoir sur Facebook:

Le compte du journal quotidient montréalais Le Devoir sur Facebook. 501 000 abonnés, mais aucune publication n'est disponible sur leur page, à la place on a droit au message: « Ce contenu n'est pas visible au Canada. »

Avec nos outils de recherche actuels, les fausses nouvelles (et les conspirationnistes, et la désinformation scientifique, et, et, et,...) sont déjà un gros problème. Taire le moteur de recherche Google mènera à une véritable explosion de désinformation canadienne. J’imagine facilement ce qui restera: les screenshots aux informations douteuses partagés dans les stories Instagram et les confabulations de ChatGPT qui me font toujours penser au défunt Yahoo! Answers.

Remplace l’invasion de l’Ukraine du scénario ci-haut avec les feux de forets incontrôlable au Québec, la canicule marine dans la Méditerranée, ou la raison pourquoi ministre de l’Économie et de l’Innovation du Québec Pierre Fitzgibbon a visité un tout petit village Innu en mars de cette année. Le droit à l'information est absolument essentiel. Si t'as pas de télé à la maison, les actualités sont toutes sur le web aujourd'hui. Depuis mon enfance, nous avons collectivement cédé le pouvoir de recherche et de navigation efficace du web aux géants américains. Je me demande si le gouvernement fédéral était au courant de cette réalité.

Ottawa maintient qu’il serait possible de soustraire 172 millions de dollars canadiens par année du Big Tech (plusieurs très gros chiffres flottent depuis 2022, mais celui-ci est le plus récent) et veut utiliser cet argent pour renforcer le journalisme canadien en déclin. Cette notion me semble péniblement naïve. Malgré une profonde intégration économique, la volonté du marché canadien a toujours été négligeable devant les intérêts américains. En Australie, les géants ont accepté de faire compromis. Avec la façon que la loi C-18 a été écrite au Canada, les géants se sentent à l’aise de faire fi. Et je comprends pourquoi: réellement, qu'est-ce qu'on pourrait vraiment faire?

Et ce n’est pas tout. J’ai une amie qui travaille pour un téléjournal très connu au Québec qui estime que plus de 90% de leur lectorat arrive des réseaux sociaux. Perdre les voies de Meta (Facebook + Instagram) et bientôt d’Alphabet (Google + ?) est déjà en train d’avoir un effet immédiat et matériel sur leurs activités. La transparence et la circulation de l’information sont reconnues comme absolument critiques pour la démocratie; si le journalisme chavire, la démocratie aussi.

💭
Pour les affutés du tech: oui, les VPNs existent, mais Méta les bloquent déjà. Google suivra sans doute cet exemple. Et oui, d’autres moteurs de recherche existent — Marginalia Search est un de mes moteurs alternatifs préférés — mais Google est le moteur le plus important dans notre coin du web pour une raison.

Je n’ai pas de télé à la maison. Depuis octobre 2010, pour me tenir au courant, je vérifie principalement mon compte Twitter. (T’imagines la face de Elon « oui-je-règle-toujours-promptement-mes-factures » Musk aux demandes du gouvernement canadien?) Mes habitudes par rapport aux nouvelles vont sans doute changer, même si je ne crains pas trop perdre le fil des actualités. J’ai conservé des années 2000 l’habitude de vérifier quotidiennement certains sites essentiels. Mais je crains réellement l'impact du C-18, sur la désinfo, sur le journalisme, et surtout sur les jeunes à travers le Canada.

Et je ne crois pas que Meta ni Alphabet se soucient particulièrement de cette situation.

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