Boire du thé et lire des bandes dessinées 2019.09.22

Ce mois-ci, avec #BoireDuThéLireDesLivres on regarde de près deux bandes dessinées très différentes, «Watchmen» de Alan Moore et «Meat and Bone» de Kat Verhoeven. Et mon thé préféré du moment: un délicieux pu’er !

Boire du thé et lire des bandes dessinées 2019.09.22

Le monde du thé continue de s’ouvrir devant mes yeux: chaque fois que j’apprends un peu plus sur cette plante magique je me trouve émerveillé•e par la variété de méthodes de préparation et de cultivation qui existent ! Cet été une amie m’a introduite à l’infusion de thé style gonfu ainsi que le thé pu’er. Un après-midi au mois d’août, elle m’a invité avec elle au salon de thé Ming Tao Xuan ici dans le Vieux-Montréal. Les propriétaires étaient d’une grande gentillesse et m’ont conseillé de déguster le thé Sheng Pu’er Orchidée Sauvage, parfait pour cette période transitoire entre l’été et l’automne. Le goût me rappelle l’odeur du foin roulé dans le soleil, avec des notes de cidre et d’abricot. Je le conseille surtout à ceuxzes qui aiment découvrir de nouvelles (et délicieuses) saveurs.

Maintenant que nous avons notre thé, regardons les livres de cette semaine. On va discuter deux bandes dessinées que j’ai lues en début septembre, et qui sont restées dans ma pensée depuis.

Watchmen de Alan Moore

Ma deuxième lecture de Watchmen en dix ans ! J’ai de vagues souvenirs d’avoir emprunté la BD d’une amie quand le film est sorti. Le livre n’a pas vraiment laissé une forte impression quand j’avais 18 ans — le film était beaucoup plus remarquable (surtout sa bande musicale).

Quand j’ai emprunté un exemplaire de la Grande bibliothèque pour la Fête du Travail, quelques considérations motivaient ma relecture. La plus grande raison est survenue au mois de juillet pendant que j’étais cloué•e au lit. J’ai regardé un nombre prodigieux de vidéos sur YouTube durant cette période, incluant celui-ci de Jesse Tribble qui examine de près quelques-unes des raisons pourquoi Zach Snyder a mal compris les thèmes clés de la BD. L’analyse de la BD contre l’œuvre de Snyder offrait un contraste qui permettait à Jesse Tribble de décortiquer les thèmes politiques et scientifiques à travers une critique de la mise en page et de la direction artistique de la BD. Et c’est à travers ses commentaires sur les thèmes politiques de la BD que j’ai réalisé que j’avais mal compris le sens de la BD à 18 ans. C’est normal. À l’époque, je venais à peine de sortir du high school américain: mon éducation politique et historique était très limitée.

Durant la Fête du Travail, j’ai donc relu Watchmen pour redécouvrir ce que j’avais manqué. Pendant que je redécouvrais la nature collage-épistolaire de la BD, deux personnages en particulier ressortaient des pages. Ces deux personnages sont le Docteur Manhattan et Rorschach.

En dix ans, mes connaissances ont beaucoup évolué sur la nature du fascisme et du libéralisme. Cette compréhension améliorée, mais imparfaite de ces deux concepts étroitement reliés me permet de juger le relief de ces deux personnages et leurs fonctionnements et argumentations politiques dans l’histoire. Il n’y a aucun héros dans Watchmen — mais ça on le savait. Ces hommes — et Silk Spectre — agissent non dans l’intérêt des gens, mais dans l’intérêt de leurs valeurs, et de l’ordre des systèmes construits sur celles-ci.

Je n’arrêtais pas de penser au lien entre le fascisme et ces deux personnages. Le Docteur Manhattan collabore entièrement, soumis aux machinations impérialistes du gouvernement américain et ses violentes racines colonisatrices, patriarcales, carcérales. Un superhéros sans limites — ou presque — il représente d’une manière très franche le monopole de la violence du gouvernement américain, à l’étranger comme chez eux. Rorschach par contre est marginal, hors-la-loi, justicier, mais entièrement complice lui aussi dans la structure carcérale de la société — quand il n’est pas en train d’assassiner tout court ses cibles. Beaucoup en est dit sur les tendances fasciste et quasiment nazi du Comédien (très littéralement, comme décrit dans les passages des mémoires du premier Hibou) mais moins est dit ouvertement sur les rôles du Docteur Manhattan et Rorschach dans la création des conditions accélérant la crise mondiale: la «fin du monde».

Cet été, j’ai réfléchi longuement sur le fonctionnement de la honte et de la punition dans nos vies sociales, politiques et émotionnelles. Surtout j’ai réfléchi sur la place que prend la honte dans ma vie. Redécouvrir le personnage de Rorschach, un être inflexible, chauviniste, capacitiste, homophobe, cruel envers les travailleurs.ses du sexe, cruel tout court, après un été de réflexion sur la honte… c’était intéressant. C’était aussi révélateur de me souvenir du fait que, 10 ans plus tôt, l’idéalisme sans compromis de ce personnage avait tant passionné mon cercle d’ami•e•s — pour les mêmes raisons sans doute on avait trouvées fascinantes la version « sombre et réaliste » du Dark Knight à la Christopher Nolan ou même cette réinvention brutale de James Bond interprété par Daniel Craig. Si le Docteur Manhattan représente la nature froide, calculée, et dévastatrice des systèmes impérialistes et colonisateurs, Rorschach me fait penser plutôt à la honte toxique, et la souffrance sans fin (ce que j’appellerais toxic shame en anglais, un concept encore en évolution). Je ne pense pas que c’est une coïncidence que le personnage souffre lui-même continuellement. Les circonstances atténuantes n’existent pour Rorschach, et pour lui l’absolution sera toujours hors de portée. Rorschach représente la punition sans sursis et le cycle de la violence. À la fin de la BD, après les atrocités de Ozymandias et le complot pour étouffer la vérité par les «héros» pour tenter de préserver cette «paix mondiale» si fragile, il n’est pas surprenant que le journal de Rorschach survive: la flèche qui percera l’illusion. Le complot des «héros» n’a pas atténué ni arrêté le cycle de violence.

Meat and Bone de Kat Verhoeven

Avertissement de contenu pour la discussion qui suit sur les troubles alimentaires (surtout l’anorexie).

On laisse les histoires de superhéros à côté pour passer à un queer « slice of life » roman graphique de Kat Verhoeven que j’ai lu dernièrement qui m’a laissé essoufflé. J’en suis transformé•e.

Meat and Bone est une histoire sur l’amitié, la réconciliation entre les attentes de la société et ta propre manière de vivre ta vie, et, surtout, l’importance de construire une relation honnête et morale avec soi-même ainsi que les gens qui t’entourent. Elle parle aussi de la manière dont les femmes sont punies pour les corps qu’elles ont, et l’effet corrosif de celle-ci sur leurs amitiés. La BD parle honnêtement du vécu des personnes queer vivant avec des troubles alimentaires.

Mais l’histoire est aussi une histoire d’amour, où deux personnages tombent (peut-être) amoureuses à travers une histoire partagée d’auto-destruction, grâce à un langage commun: la haine de soi.

L’amitié romantique qui se noue entre Anne et Marshall est joliment dessinée. Je fus transporté•e à travers le temps pendant ma lecture, revivant mes propres expériences avec l’anorexie, l’amour et les amitiés toxiques. Je me sentais souvent très proche avec Marshall, ce qui n’est pas surprenant, avec ses longs cheveux rouges et ses cartes de tarot — mais au-delà de la surface il y avait des morceaux du personnage de Marshall qui m’étaient extrêmement familiers et que je n’avais jamais vraiment vu décrites par un autre. Dans son refus de nommer exactement ce qui se passait, à passer des mois en buvant seulement de l’eau ou du bouillon avec des suppléments.

J’étais plongé•e dans une époque heureusement passée, quand Tumblr était très nouveau, et tout ce que je faisais c’était de suivre des comptes pro-anorexie. Une poignée de mes premières amitiés avec des membres de la communauté trans était avec des personnes nonbinaires ou transmasc qui refusaient de manger pour avoir une forme physique aussi « masculine » que possible. On en parlait peu, et jamais ouvertement.

Sans en dire plus, la relation entre Anne et de Marshall avec la nourriture et entre elles-mêmes m’était très familière. Je dis souvent que j’en peux plus des histoires queer tragiques, mais celui-ci m'a touché — possiblement parce que le roman termine sur une note d'espérance. Je connais très bien ce besoin désespéré de contrôler son corps (et ses pensées) dans un monde qui a déjà longtemps assumé ce contrôle. Ce livre, très cathartique, m’a permis de redécouvrir ces impulses et de les nommer.

Et voilà cet épisode de #BoireDuThéLireDesLivres prend fin. Il m'a mis du temps pour l'écrire, car j’étais très occupé•e ce septembre. J’ai deux autres articles pour le blogue que je vais essayer de terminer avant octobre, incluant un guide très sarcastique pour les pigistes que j’ai hâte de partager avec vous.

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