Quand on est nonbinaire au Québec

Même dans la vie de tout les jours, dans nos espaces sociaux, au travail, dans nos communautés, les personnes queers et transgenres francophones sont toujours en train de prendre des décisions impossibles.

Quand on est nonbinaire au Québec

Tôt ce matin, Radio-Canada a fait circuler cet article (en français) sur la réalité des francophones nonbinaires au Québec et ailleurs dans la francophonie canadienne. L'article, intitulé "Éviter de se faire soigner en français quand on ne se sent ni femme, ni homme", interviewe l'activiste Vincent Mousseau sur la réalité d'être nonbinaire et francophone.

Avant de commencer, je veux juste noter que j'ai parfois un torticolis émotionnel quand je constate que les médias francophones ici au Canada commencent finalement de se rendre compte de l'existence des personnes transgenres nonbinaires. Bienvenu•e•s à la réalité et aux enjeux auxquels font face depuis longtemps les personnes transgenres ainsi que ceux qui se sentent aliénés des genres binaires traditionnels. Merci de votre attention (?)  

M'enfin.

Continuons.

En particulier je veux souligner la partie suivante, qui a quand même beaucoup résonné:

Pour l’universitaire, l’absence de conscience sociale populaire des francophones vis-à-vis de l’existence du pronom neutre, comme iel, est un problème.

"Les discours trans sont beaucoup plus acceptés et reconnus dans le monde anglophone [...] et il y a une manière plus acceptée de reconnaître les identités non binaires avec l’utilisation du “they”, qui n’existe pas en français." – Vincent Mousseau, activiste non binaire

Selon l’activiste, cette difficulté pour les francophones non binaires de se faire appeler par le pronom de leur choix contribue à l’assimilation, car plusieurs préfèrent se faire soigner en anglais.

C'est absolument vrai, quand on généralise (toujours un exercice dangereux), les québecois francophones qui occupent des postes de responsabilité dans la santé ou dans le gouvernement sont en général ... très mal ... informés sur les enjeux des personnes queers[1] et transgenres.

Petite digression... Et ce n'est pas juste aux dépens des personnes nonbinaires. Cette ignorance, qui se diffuse à travers la société, affecte de manière particulièrement violente les femmes trans. Il n'y a que voir le bouleversement haineux des groupes et thoughts leaders féministes ou réactionnaires quand Gabrielle Bouchard fut élue présidente de la Fédération des femmes du Québec[2]. Autre exemple de 2017: les difficultés et menaces de mort contre Sophie Labelle, bédéiste et auteure, qui constate que son « quotidien, c’est surtout des menaces de mort, des incitations au suicide... »[3]

Revenons à l'article. Il souligne la difficulté de trouver des services de santé en français avec des personnes non seulement éduquées sur les enjeux de la communauté transgenre, mais qui sont aussi équipées avec l'ouverture d'esprit nécessaire pour rendre service de manière efficace et bienveillante.

Dans le domaine des services de santé mentale, je n'ai aucune honte d'avouer que ça a absolument été mon cas de me retrouver devant un professionnel — à qui je payais entre 110-150$ l'heure — pour que je puisse lui enseigner sur des sujets de base comme «Queer 101» ou «Trans 101» ou «How To Use Singular They» («they» étant probablement le pronom neutre le plus répandu en anglais). Ça fait mal de perdre ton temps (et ton argent) en thérapie non à travailler sur tes propres problèmes, mais à défendre continuellement ton existence à la personne qui est supposée de te soutenir dans tes épreuves. Honnêtement, ça se passait autant avec les psychologues anglophones que les francophones. Souvent, les anglophones parlaient beaucoup de leur tolérance LGBTQA2S+, mais n'arrêtaient pas de dire des bétises pendant nos rendez-vous. J'avais deux mauvais choix: risquer le psychologue francophone qui a (probablement) zero connaissance de l'existence des personnes nonbinaires, ou le psychologue anglophone qui sait que des personnes comme moi existent en théorie mais qui est maladroit ou dépassé.

L'année dernière, après bien plus de 2 ans de recherche où je trainais les pieds de prendre en charge mes soins psychologiques parce que ça demandait beaucoup d'effort pour un résultat très incertain (voir mauvais), je suis finalement tombé•e sur une psychologue francophone versée dans les enjeux trans nonbinaires à travers l'équipe fierté du Argyle à Montréal.

J'ai même tweeté un peu là-dessus donc j'inclus quelques extraits de ce que j'ai écris en décembre 2017 (les traductions suivent):

«Donc, c'est peut-être un peu tôt pour le dire, mais je viens juste de rencontrer un nouveau psythérapeute et pour la première fois je crois avoir trouvé la bonne personne. Et elle est francophone! Et sait complètement de quoi elle parle sur le sujet des expériences nonbinaires et les pronoms neutres en français. Et... wow.» (19 décembre 2017)

«Mes deux derniers essais à établir des connexions avec des thérapeutes ont failli parce que 1) je devais continuellement expliquer le féminisme et la culture du viol pendant des sessions qui coutaient beaucoup trop cher 2) je devais toujours expliquer les trucs queer 3) je ne leur faisais pas du tout confiance avec les trucs trans» (19 décembre 2017)

Nous voici en janvier 2019 et je suis heureu•x•se d'annoncer que je suis encore le•a patient•e de cette psy francophone. Mais, clairement, j'ai trouvé l'exception à la règle. Comme le constate l'article Radio-Canada, «le système de santé public n’a pas encore lancé de campagne de sensibilisation ou implanté de procédure officielle en ce qui a trait à l’adoption de pronoms neutres chez les professionnels de la santé», et les médecins et bureaucrates trainent le pied eux-aussi.

Mais sortons du domaine médical pendant deux minutes — ce n'est pas seulement face aux médecins que les communautés queers et transgenres francophones se trouvent entre l'enclume et le marteau. Même dans la vie de tout les jours, dans nos espaces sociaux, au travail, dans nos communautés, les personnes queers et transgenres francophones sont toujours en train de prendre des décisions impossibles. Quand la langue française (et les grandes institutions comme l'Académie française) résiste avec hostilité les innovations des personnes nonbinaires, ça te force de devoir choisir, pendant chaque instant de ta vie, ce que tu vas honorer avec ton choix de langage. Vas-tu trouver «refuge» dans un anglais qui utilise le pronom "they" depuis l'âge de Shakespeare? Ou vas-tu choisir la langue de Molière qui te repousse comme alien, comme erreur?

(Quant à l'idée que l'anglais est un refuge... Un jour j'écrirai un long texte pourquoi, pour moi au moins, le choix d'utiliser l'anglais n'était jamais un choix.)

La grammaire française est déjà bien connue d'être plus difficile à maitriser que l'anglais. Même en regardant le tableau partagé dans l'article de Radio-Canada, je me sentais découragé•e.

Le tableau de grammaire sur les accords neutres partagé par Radio-Canada, mettant en vedette les nouveaux pronoms neutres comme "iel" ou "ille"

Je me considère comme personne moyennement douée avec les langues, et même moi j'ai de la misère avec le tableau ci-haut. Je comprends: ça prend de l'effort de se changer soi-même. C'est comme constater que la culture du viol existe et de faire le choix d'intérioriser les leçons du féminisme: ça prend l'effort d'une vie entière pour lutter contre le sexisme et le patriarcat qui a fleuri dans nos âmes et notre culture. Et beaucoup (même moi, parfois, par moments) regarde le défi du genre neutre en français et pense qu'il n'y a rien à faire contre l'inertie d'une culture entière. C'est trop compliqué.

J'ai un nombre assez important d'ami•e•s transgenres nonbinaires francophones ici à Montréal, et j'avoue que la moitié du temps on se parle en anglais ou en franglais. C'est frustrant et loin d'être idéal. Et à l'idée, à l'implication subtile qu'on est complice dans notre propre assimilation parce qu'on veut simplement utiliser, dans des moments vulnérables, un langage qui exprime peut-être plus facilement notre réalité et nos expériences... J'espère que vous pouvez comprendre comment ça devient extrêmement décourageant, de devoir toujours faire face à ce choix. Nonbinaire, ou français?

Dans mon expérience, être nonbinaire dans une société qui ne reconnait que deux genres, qu'elle soit de langue anglo-saxonne ou latine, c'est d'exister en mode ultra défensif. Parce que tout dans notre société veut me convaincre que je n'existe pas.

Tout comme le fait qu'une solution "facile"[4] à la nonbinarité en français n'existe pas.


  1. Je suis en désaccord avec l'utilisation du terme "allosexuel" pour désigner "queer" en français, comme le fait d'ailleurs l'article Radio-Canada. J'ai même écrit un twitter thread il y a quelques jours pour expliquer mon raisonnement. À la base, c'est un terme imposé et ça peut créer de vrais malentendus avec la communauté asexuelle qui utilise déjà ce terme (importé de l'anglais) pour décrire quelque chose de spécifique et de différent du mot "queer". ↩︎

  2. Voir La première femme trans à la tête de la FFQ veut pousser le féminisme au-delà de la tolérance
    de Vice, qui chronique une petite partie de cette haine et transphobie. Je ne partage pas, évidemment, les nombreux articles haineux publiés dans les journaux québecois à ce sujet. Google est à votre disposition. ↩︎

  3. Voir Harcelée par des trolls, une bédéiste trans est forcée de déménager de Vice ↩︎

  4. À noter que même si le "singular they" comme pronom neutre est beaucoup plus répandu en anglais que les pronoms français comme iel ou ille, il reste quand même dans les sphères anglophones beaucoup de résistance à son utilisation pour designer les personnes nonbinaires. L'année passée j'ai même été attaqué dans la rue pendant une manif par une femme qui voulait me faire comprendre que le "singular they" et les personnes nonbinaires n'existent pas et n'existeront jamais. ↩︎

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